Les marais, en voilà un lieu qui n'avait pas l'air très populaire, pas pour ce qui était humain en tout cas. Grey était encore et toujours en recherche de savoir, il préférait étudier les habitants de Next Wave mais ce lieu en était mort comme un cimetière mais en même temps grouillait de vie avec toute la végétation qui entourait l'être de métal.
Il était très tôt, bientôt trois heures du matin pour être exact. Grey était dans une de ses autres missions de reconnaissance pour l'équipe de recherche d'Horuna. Bien sûr, vu l'heure qu'il était ainsi que le lieu choisi, l'androïde était de nouveau seul dans cette opération, mais peut-être était-ce mieux ainsi, même si cela ne le touchait pas vraiment, il avait tendance à attirer la colère et l’incompréhension des habitants d'Horuna.
L'androïde profita du calme pour faire une pause, non pas qu'il n'avait plus d'énergie pour marcher dans l'eau stagnante depuis toute la nuit mais il devait mettre à jour son journal pour l'envoyer dans sa base de donnée.
- Journal...
Je suis toujours localisé dans les marais dans la partie ouest d'Horuna. Il est 2H56 du matin très exactement. Je n'ai rencontré personnes, premièrement à cause de l'heure, les gens ont l'air d'être majoritairement endormi à cette heure-ci sur cet archipel flottant, la vie est bien différente de la planète où j'ai été construit.
Deuxièmement car je pense qu'il fait beaucoup trop sombre, c'est peut-être une des raisons de pourquoi je vois beaucoup moins de monde dehors en pleine nuit en dehors des villes, les habitants de cette île ne doivent pas avoir une bonne vision nocturne.
Il y a beaucoup d'insectes, sûrement à cause de l'eau stagnante qui doit être propice à leur survie en ces lieux assez humide. Dommage que je n'ai pas la capacité de Gonta pour parler aux animaux ainsi qu'aux insectes, ça aurait vraiment accéléré les recherches. J'ai beau les observer, je n'arrive pas à y voir clair dans leur signes pour tenter de deviner ce qu'ils disent, il va me falloir des années d'observation avant d'atteindre ce niveau.
Je pense juste inclure dans ma base de donnée les différents insectes qu'on peut trouver ainsi que les poissons. Après cela je pense trouver un refuge jusqu'au levé du soleil et je vais retourner faire mon rapport envers l'équipe de recherche d'Horuna.
... Journal.
Fin de l'enregistrement.
Heureusement que Grey n'était pas humain, les conditions pour faire des recherches auraient été compliqué sinon. La température était vraiment basse la nuit, on ne voyait pas grand chose sans vision nocturne, le terrain était assez malicieux avec ses eaux stagnantes et le ton de l'endroit était plutôt sinistre, surtout avec la cabane sur pilotis non loin de là qui avait l'air abandonnée dont Grey s'en rapprochait pour l'étudier.
Les fragrances sucrées du bois mort se mêlaient à des exhalaisons aux origines oubliées. Les fondations mouvantes du marais, son humus... fantastique charnier devenu berceau de la vie parasite. Le silence déchiré des espaces enténébré par la nuit, un voile de pudeur apposé sur la mort prédatrice. La douceur d'un souffle mourant.
Le sang, son goût métallique affadi par l'eau noire. Le fleuve... lui vole son extase. La chaire mutilée lui confie sa chaleur. Sa gueule n'aura rien. Ses crocs ne transpercent que le cuir déjà vidé. La chasse... Son corps écailleux étouffe d'attendre dans la vase. Frustration.
Le ciel froid s'était répandu en volutes laiteuses sur la terre, rémanence lunaire arrachée à la voute obscurcie. Des volutes aux formes suggestives... des souvenirs. Des fantômes.
Un corps dénué de vie mais mué par la force de la volonté. Un corps de chair falsifiée, un esprit-golem travesti en conscience presque humaine. Une prison de métal froid, et les cris. Les cris et les sanglots. Ceux de l'âme mutilée, ceux de l'âme contrainte. La mélopée. Des chants. Des voix. Des cris. Un chœur. Un chœur d'émotion que l'on a emmuré, et leur détresse animale asservie par la matière glaciale. Un rire et celui de tant d'autre voix. Désir risible d'analyse. Ambition absurde face à l'Univers.
Le rire de l'Univers. Le rire des ombres. Presque une plainte, presque une litanie, une mélodie inhumaine de beauté. Inhumaine d'horreur. Quelque chose qui n'avait, en réalité, rien du rire. Un écho sans voix. Désincarné. Le Roi Boo renouait avec l'Illusion. Son esprit... L'Abîme revêtait encore difficilement les traits de la conscience. Il ne pouvait encore qu'exprimer les échos défigurés de ce qu'il avait volé à l'Humanité. Hors du regard, hors de la perception des mortels, il errait. Il le cherchait. L'Enfant qui pleure. La Germe. Il n'avait pas laissé d'empreinte sur le monde depuis... Le temps n'avait jamais influé sur sa Volonté. Avec le métal, il pouvait laisser sa parole se faire exempte de tout sentiment, il n'avait pas à dissimuler le Néant à celui qui retenait ses extases bâillonnées.
Grey ne pouvait l'avoir senti, ne pouvait l'avoir vu. Seulement écouter. Écouter l'absence ; l'absence de ton, l'absence de chaleur, l'absence de Vie.
Grey était en face de la cabane, le lieu était sinistre, il dégageait presque la mort si l'on se fiait uniquement au visuel peu aguicheur d'une telle scène. Mais il aurait été dommage de se fier qu'à un seul sens, les bruits émanant de la verdure ainsi que de la vase chantait une toute autre mélodie. La vie grouillait pour les êtres minuscules tandis que le monde des géants baignait dans la morosité. Était-ce peut-être le premier pas qu'il fallait faire pour suivre le chemin de la connaissance envers les insectes et ainsi les comprendre ? Même après les sages paroles de Gonta pour l'en dissuader, Grey ne pouvait décidément pas ignorer sa soif de connaissance qui devenait de plus en plus grande, pour ne pas dire... encombrante.
Depuis combien de temps n'avait-il pas activé à nouveau ses émotions ? Trop longtemps pour que l'androïde puisse s'en souvenir clairement, et plus il emprisonnait ses émotions et moins il avait envie que ceux-ci refassent surface. Cette pensée soudaine ne lui faisait ni chaud ni froid sur le moment, mais la personnalité qu'il avait enfouis devait sûrement être là, en train de crier et de pleurer au fond de lui. Mais le corps dont il était prisonnier faisant office de sous-marin dans cet océan glacial était bien trop profond pour n'en sortir que maintenant. Il fallait que Grey trouve quelqu'un ou quelque chose pour l'en sortir de là, même si une part de son être résistait sans relâche pour que cela n'arrive pas.
Mais pourquoi cette soudaine introspection ? Cela ne lui ressemblait pas, il était là pour ses recherches, et le sujet était ce qui l'entourait, pas ce qu'il y avait enfouis au plus profond de lui. Était-ce une lamentation qu'il pouvait ressentir ? Le module d'émotion... était en train d'évoluer dans une douce panique. Son inhibiteur commençait à chauffer, une étrange émotion qu'il n'arrivait pas à décrire sur le moment lui menait une existence rude. Mais il fallait faire avec, il avait un travail à accomplir, il n'avait pas le temps de s'attarder trop longtemps sur cela, il fallait qu'il fasse entièrement confiance à son inhibiteur pour cette tâche pendant qu'il s'occupait des siennes.
C'est ainsi qu'il rentra dans la cabane, une nouvelle cellule faite de bois mort, un endroit bien familier pour le robot même si il n'y avais jamais mis les pied, un lieu qui résonnait au même rythme que sa conscience. Il tenta de prendre une pause histoire de faire le point et de décider de la suite de la procédure, mais quelque chose ne tournait pas rond dans cette scène, il fallait qu'il trouve la source de l'anomalie dans ses modules. Et c'est ainsi que la cause avait décidé de retourner la situation, ce n'était plus Grey qui était en train de la chasser, mais bien le contraire.
- Grey... ? Voilà un nom qui m'est familier.
Dit-il sur un ton froid sans se retourner, ce qui était normal venant de lui. Le sous-marin avait toujours fier allure de l'extérieur, mais seul le conducteur pouvait savoir qu'il était en train de sombrer.
La caresse de l'ombre sur la machine. Le froid, ce froid étranger à toute mesure... Le froid intérieur, qui ne touche ni la chair, ni le métal, qui isole l'âme, la plonge dans un monde de silence... pour, enfin, la laisser chanter. Hurler. Quelque part, l'obscurité réclamait ces cris, elle les appelait. La nuit, les fantômes qu'elle contenait, appelaient. Il... appelait. La vision non-humaine d'un être artificiel... Il la trompait avec les même artifices usés pour se substituer aux yeux bouffis de chairs, aveuglés par le sang et les larmes. Tromper les sens, tromper la pensée car nulle pensée n'existe sans mensonge, le Roi... le faisait sans cesse ; il recommençait. Naissait l'Illusion dans son plus simple appareil, fille des ténèbres elle déposait son voile sur cette portion du monde, la plongeait dans une nuit où ni les étoiles ni le zéphyr n'avaient d'emprise.
Seule comptait sa voix. Seule, contait sa voix.
-Il... a peur. Il n'est plus un nouveau-né, mais sa peur est celle d'un enfant. Grey... Il avait peur et tu as choisi de l'abandonner. Il n'a jamais cessé de pleurer...
Un phrasé sculpté dans le silence, une mélodie égrainée à travers l'air nocturne, et un écho, lointain, métallique. Derrière les froides harmonies de l'outre-tombe enflait un grondement qui ne résonnait nul part ailleurs que dans la conscience de l'androïde. Cette voix, il pouvait la reconnaître. La sienne. La sienne... et, comme pour le rappeler à la réalité de ce monde qui s'obscurcissait toujours un peu plus autour de lui, celle d'un être qu'il ne pouvait voir. Les ombres qui dansaient sur les murs de bois nu venaient de se doter d'une épaisseur supplémentaire.
-... Comment... Grey... Comment peux-tu le supporter ? Les sanglots...
La dernière brise, un dernier souffle. Le vent venait de mourir.
L'ambiance se voilait de quelque chose de bien sinistre. Et la voix étrange qui tonait à l'intérieur de la cabane n'avait pas l'air de s'arrêter dans sa lancée. Mais que voulait-elle ? Les paroles se voulaient très vague dans leur énonciation mais avait pourtant l'air d'avoir un sujet très précis en même temps. Cela avait d'ailleurs un certain impact sur ce qu'il y avait en Grey.
Mais le robot avait encore assez de ressource pour le cacher. Il se retourna mais il n'y avait rien, il n'était d'ailleurs même pas sûr que les paroles émanaient de cette direction, la voix qu'il entendait avait l'air de résonner froidement en lui , son interlocuteur n'avait visiblement pas encore envie de se montrer. Pour quelle raison ? Il l'ignorait mais cela n'avait pas l'air de lui poser encore trop de problèmes, c'était même intéressant comme aptitude. Cependant, il était définitivement curieux par cette attitude.
C'est ainsi qu'il répondit sincèrement aux dire de cette curieuse personne qui semblait avoir quelque chose à propos de Grey, mais de quoi pouvait-il bien parler ? De toute évidence, l'élocution était beaucoup trop imagée et détournée pour que l'esprit informatique puisse y comprendre grand chose sur le moment. Il y avait de grand risque que celui-ci finisse complètement à côté de la plaque comme à ses habitudes.
-Il... a peur. Il n'est plus un nouveau-né, mais sa peur est celle d'un enfant. Grey... Il avait peur et tu as choisi de l'abandonner. Il n'a jamais cessé de pleurer...
- Il y a comme une erreur, il ne me semble pas m'être présenté. Si vous connaissez déjà mon nom, il va me falloir votre identité aussi. D'ailleurs, il ne me semble pas avoir abandonné une personne de mon entourage.
Comme il ne pouvait pas le voir, il retourna dans sa période de recherche en attendant, analysant la cabane dans les moindres recoins pour y identifier les insectes qui y vivaient. Il continua cependant à répondre à l'entité étrange qui était toujours en train de lui parler.
-... Comment... Grey... Comment peux-tu le supporter ? Les sanglots...
- Les sanglots ? Cela fait partie de l'émotion de la tristesse souvent accompagnée de la douleur si je ne me trompe pas... Et bien c'est simple, je suis construit pour ne pas ressentir ce genre de chose.
Il se releva après avoir terminé, et ajouta une requête à ses paroles d'avant.
- Si vous avez une apparence, pouvez-vous vous montrer aussi ? Je suis curieux.
Comme toujours face à l'invisible, on exigeait le retrait du voile. Le voile des ombres. La peur, ou la curiosité, ou l'orgueil poussaient à croire que l'on pouvait briser l'illusion par les mots. Il s'agissait d'un rêve absurde... Idiot... mais cependant fondé. Les mots ont parfois la force de capter l'attention d'un esprit voué à la Parole du Vide, les mots ont parfois le potentiel suffisant pour amener un peu de réel dans les pensées d'un être naviguant dans l'abstraction terrifiante qui représentait le visage de l'Univers. Sa voix était double. Cet être de métal, homoncule d'acier et d'énergie... était un chœur de voix divergentes. Derrière l'accent froid de la froide logique, combien de hurlements reprenaient sa demande pour en faire un long pleur ? Un long rire...
L'espace qui séparait Grey des ombres lourdes se déchira lentement sous ses yeux froids, et un croissant d'obscurité se dessina dans la nuit pâle. Un croissant distendu, presque grotesque. Un semblant de rictus humain sur un visage qui ne l'était pas. Devant Grey, le Roi Boo souriait, et son sourire était sans éclat.
Le fantôme se montrait plutôt coopératif, quelque chose que Grey n'était pas en train de soupçonner sur le moment, mais cela restait une possibilité. C'est ainsi qu'il vit l'étrange être se dessiner légèrement devant lui. Heureusement que l'androïde pouvait supprimer la peur étrange qui l'envahissait intérieurement. D'habitude, il ne tentais pas de faire trop attention aux premières impressions mais c'était plus ou moins inévitable cette fois étant donné que son inhibiteur d'émotion fut assez rapidement malmené, le robot se demandant assez d'ailleurs ce qui était en train de se passer.
- Oh merci, je vais pouvoir peut-être en savoir un peu plus maintenant, voyons voir...
Il analysa l'apparence du Roi Boo pour l'envoyer dans sa base de donnée, c'était simple. Pour ce qui était de déterminer ce par quoi il était fait, c'était une toute autre histoire, il avait un peu de mal.
Il écouta en même temps ce que l'individu en face de lui était en train de lui demander pendant qu'il vaquait à ses occupations.
- Et bien... je suis ici aussi, en face de vous précisément, pouvez-vous voir votre environnement ? J'ai un doute, veuillez me confirmer cela. À moins que vous me demandiez autre chose ?
Il tendit la main, sûrement pour tenter de toucher le Roi Boo, comme c'était à son habitude. Encore fallait-il qu'il réussisse à le faire, mais c'était une autre histoire. Mais la nature curieuse de Grey était trop forte pour lui par moment, c'était donc quelque chose à prévoir, même si le fantôme avait l'air de pas mal alerter ses émotions sans qu'il ne sache vraiment pourquoi.